TAHKI : la fin de l'aventure
Nous avons vu dans le chapitre précédent qu'entre janvier 1981 et décembre 1987, le dollar, parti de 4,63 FRF était monté régulièrement jusqu'à dépasser les 10 FRF, pour redescendre ensuite presque aussi régulièrement jusqu'à 5,54 FRF en décembre 1987. Nous étions, ma famille et moi à cette époque à Houston, Texas. Lorsque je venais en France, j'avais vraiment l'impression d'être riche avec mes dollars. Les objets usuels dans les magasins valaient jusqu'à la moitié de ce qu'ils valaient aux USA. Je me souviens d'avoir acheté en coup de vent à Paris avant de reprendre un vol pour Houston un attaché-case (ça se faisait beaucoup à cette époque) en cuir pour un prix qui me semblait dérisoire. J'ai vidé mon ancien attaché-case devant la marchande et j'ai rempli le nouveau avec mes objets, puis je lui ai donné l'ancien : elle avait l'air de trouver ça très étrange, mais n'a pas refusé, bien entendu, en bonne commerçante qu'elle était.
Pendant toute la période de montée du dollar, il est facile de comprendre que Robert, enchanté par l'évolution de la situation (il facturait en dollars, suite à ma recommandation), et surtout par l'évolution du bénéfice, car le dollar valait de plus en plus de francs, pour des prix de matières premières et de fabrication qui ne bougeaient pas ou très peu, n'ait pas voulu calmer le jeu, et demandé à Diane de restreindre ses commandes. C'était pourtant la seule chose à faire pour éviter une catastrophe, tous les bon traités de business vous le dirons : il est vraiment essentiel d'avoir un portefeuille de clients diversifié, chacun d'eux ne dépassant pas disons 20 % du chiffre d'affaires total. Par ailleurs, lorsqu'on se trouve confronté à une hausse du taux d'une devise dans laquelle on facture, il faut toujours prévoir le mouvement inverse qui finit toujours par arriver. (Ça, c'était mon patron de l'époque à Rhône-Poulenc (RP) qui me l'avait enseigné, et que les cours de business à l'INSEAD que m'avait offert RP m'avaient confirmé).
Cependant, les commandes de Tahki augmentant toujours, ce client finit par représenter, en moins de trois ans, plus de 50 % du chiffre d'affaires total de la filature. Car en même temps, le chiffre d'affaires représenté par les autres clients baissait sensiblement, sans apparemment que Robert se pose de questions, et peut-être aussi parce que ces autres clients étaient un peu négligés.
Finalement, la catastrophe prévue arriva : la chute du dollar fut rapide et terrible dans ses conséquences pour la filature : les tentatives désespérées d'augmenter les prix furent sèchement refusées par Tahki, et Diane partit sans regret chercher ailleurs la concurrence, surtout en Italie, concurrence qui réussit (apparemment) à la satisfaire. En quelques mois, le chiffre d'affaires américain est descendu à zéro.
Il y eu des mesures drastiques prises sur les conseils plutôt autoritaires de l'expert-comptable et du commissaire aux comptes de la SARL. Un plan social divisa le chiffre du personnel par deux. Et il ne fut pas suffisant : l'année d'après, un nouveau plan social ramenait le nombre d'employés à une dizaine... C'était la fin d'un beau rêve.
Les produits fabriqués à l'avance pour Tahki furent vendus ou plutôt bradés à la concurrence car il fallait assurer en catastrophe le fond de roulement de l'entreprise.
La santé de Robert ne résista pas à ce terrible coup du sort. Il réussit cependant encore à installer à sa place le plus dégourdi des employés de l'usine, qui s'était formé sur le tas à la filature : Philippe Caillault.
Philippe Caillault
Philippe avait de solides connaissances techniques qu'il avait acquises depuis une vingtaine d'années passées à la filature avec sa femme Colette. C'était un "importé" habitant dans le village voisin de L'Allée, qui avait épousé la fille d'une personnalité locale, Paul, ancien meunier. Il n'avait malheureusement pas de formation des affaires, mais le temps pressait. Il fut donc nommé gérant, et acquit les 10 % de la société qui appartenaient à Jean-Luc. Il fut aidé dans sa tâche par Pierre Biessy, depuis longtemps conseiller juridique et fiscal de l'entreprise, qui connaissait, par profession, les rouages des affaires, et qui le pris par la main pour s'engager dans sa nouvelle fonction.
Les débuts furent quelque peu chaotiques, à la filature parce qu'il y avait une certaine réticence de la part des employés, à accepter l'un des leurs comme nouveau patron, et auprès des relations de la filature, clients, fournisseurs, etc. Mais Philippe était courageux, et il se sortit de situations parfois délicates créées par la catastrophe Tahki.
Finalement, la première année s'acheva sur un résultat positif. Tout le monde, employés et propriétaires ne pouvaient que féliciter Philippe d'avoir su tenir sa position. Pourtant, Robert n'était pas tendre avec lui. Les relations employé-patron antérieures persistaient. Cette situation était néanmoins acceptée par Philippe qui avait appris à faire le dos rond, et qui acceptait de se faire traiter durement, parce que c'était son intérêt. Une grande preuve d'intelligence...
Plusieurs années passèrent. J'étais revenu des États-Unis, et j'étais maintenant business manager pour une société alsacienne du groupe Rhône-Poulenc. Mon bureau était à Paris, mais je voyageais au quatre coins du monde. Je revenais régulièrement à St Firmin pour rester au courant des affaires, mais mes nouvelles fonctions m'accaparaient beaucoup, et je n'ai peut-être pas, à cette époque, fait tout ce que je devais faire en tant qu'associé.
Philippe se débattit avec Saint-Gobain qui était en train de fermer l'usine du Verre Textile de Chambéry et de transférer l'activité textile en Italie. Il réussit là un joli coup : récupérer, pour un prix modique (60 000 F) le matériel de l'atelier verre qui appartenait toujours à Saint-Gobain. En même temps, il entra en relation avec la concurrence de Saint-Gobain pour la fourniture des fonds de gâteaux et réussit donc à s'extraire de l'exclusivité de fourniture de cet ancien partenaire.
Parallèlement, Philippe se lança dans l'innovation, et réussit la mise au point d'un produit entièrement nouveau constitué par deux feuilles d'aluminium renforcées, enserrant un matelas de fibres de verre de 5 ou 10 mm d'épaisseur, destiné à l'isolation thermique du bâtiment : le Valmat. Ce fut un succès technique qui se transforma bientôt en succès commercial.
Le Valmat n'a pas tardé à avoir un équivalent où la fibre de verre était remplacé par de la laine, afin de faire un produit satisfaisant aux exigences de l'écologie. Ce dernier produit n'a malheureusement pas eu le succès commercial qu'il aurait mérité. Pourtant c'était un produit répondant parfaitement à la définition d'un produit écologique : plus cher, moins efficace et plus rigolo (Philippe l'avait appelé le Valisolaine malgré mes remarques désobligeantes concernant les valises).
Robert ne voyais pas, il faut le dire, d'un très bon œil, le succès de Philippe. Plusieurs fois, il me dit d'ailleurs qu'il fallait se préparer à fermer la boutique. Je ne sais pas si son attitude était du dépit "ce petit c. réussit là ou j'ai échoué..." ou si c'était de la prémonition. Il est vrai que les dernières filatures françaises, petites et grandes, fermaient à tour de bras, et que le textile s'était massivement déplacé vers le Maghreb, la Turquie ou l'Inde. Analysée froidement, la situation de la filature n'était pas tenable sur le long terme. D'un autre côté, grâce à la compression maximum de l'activité, les affaires avaient repris, et les bénéfices étaient là. Dure alternative. Personnellement, je rejetais fortement l'idée même de fermeture, tout en la sachant cependant inéluctable.
Le Valmat, grâce à ses qualités anti-feu se développait. La concurrence en achetait même pour l'avoir à sa gamme, car le produit était unique. Cependant, ce type de produit était fortement contesté par les fabricants d'isolants épais comme Saint-Gobain. En même temps, la législation évoluait sûrement vers l'isolant épais, et l'activité de lobbying de Saint-Gobain n'était probablement pas étrangère à cette évolution. Il devint bientôt de plus en plus difficile de vendre ce produit sans label technique. Les assurances étaient de plus en plus réticentes à assurer les bâtiments utilisant ces produits d'isolation s'ils n'étaient pas certifiés. Mais si l'obtention n'était techniquement pas difficile à obtenir, le coût de l'opération (certification par le CSTB) était hors de portée de la filature.
Sur le plan commercial, la réussite de Philippe fut plus mitigée. Notre gérant n'avait pas, il faut bien le dire, la fibre voyageuse, et c'était là un grave défaut. Il est en effet très important de rencontrer des gens, de visiter des clients potentiels, des expositions etc. en un mot d'être au courant et reconnu dans son monde. Détenir l'information et savoir l'acquérir et l'échanger est la clé de la réussite commerciale. Philippe avait une tendance bien marquée à rester dans son fauteuil directorial, et a faire venir les contacts plutôt qu'à les visiter. C'est une mauvaise stratégie, car en faisant cela, on filtre les clients et on ne récupère pas toujours les meilleurs. Par ailleurs, en raison de son manque de formation commerciale, Philippe a été au moins deux fois victime de pratiques douteuses de la part de représentants commerciaux qui ont cherché à l'exploiter. Je me souviens d'avoir proprement viré l'un d'eux au cours d'une épique réunion commerciale : il profitait en effet de sa mission pour développer son propre business...
Les années passant, Robert décida de transmettre ses parts dans la filature à ses enfants Pierre-Marc et Christophe. Nous nous trouvâmes donc à quatre pour décider de la stratégie à mener pour la filature : Philippe, Pierre-Marc, Christophe et moi. Et les difficultés arrivèrent rapidement. Celles-ci étaient essentiellement dues au fait que mes deux neveux n'avaient pas une très haute idée des compétences de Philippe, et qu'ils considéraient même qu'il n'était pas l'homme qu'il fallait pour assurer la gérance de l'entreprise. Je pense que l'idée venait en grande partie de leurs parents qui ont toujours considéré les habitants du village et même ceux du département des Hautes Alpes comme des personnes intellectuellement inférieures. Cet état d'esprit ne favorisait pas le dialogue constructif. Les séances d'assemblée générale ont été plusieurs fois plus que houleuses. Le gérant était systématiquement vu par mes neveux comme une personne aux intérêts opposés aux nôtres. Ses suggestions rencontraient automatiquement leur opposition. Bref, il devenait de plus en plus difficile d'assurer une ligne de conduite cohérente pour l'entreprise.
Dans ces conditions, j'ai dû prendre le pouvoir, ce qui n'était pas précisément dans ma nature. C'était cependant, et je le pense toujours, la seule façon de remettre l'entreprise sur des rails. J'en parlais tout d'abord à notre expert comptable ainsi qu'à Pierre Biessy, notre conseiller fiscal. Tous les deux m'encouragèrent fortement à le faire. Je me suis ensuite ouvert de mes intentions à Philippe qui a évidemment été d'accord avec ma proposition. A l'assemblée générale qui a suivi, nous avons donc, Philippe et moi, utilisé notre majorité (41 % + 10 % = 51 %) pour faire passer toutes nos propositions. Évidemment, ma position n'a été appréciée ni par mes neveux, ni par mon frère Robert, qui, bien qu'alors en dehors de l'entreprise, restait au courant des affaires. Mais je me suis vraiment senti obligé de prendre cette attitude pour la survie de l'entreprise. J'ai d'ailleurs régulièrement continué à informer Robert de l'évolution des affaires et à prendre ses conseils.
Après le licenciement brutal du commercial (voir plus haut), nous avons embauché en 2011 une commerciale, Vinciane Allemand, qui habitait Chorges, mais qui ne voyait aucun problème à se déplacer matin et soir (30 km). Vinciane n'avait aucune parenté proche avec notre famille, mais descendait très probablement des mêmes Allemand que nous. Quoi qu'il en soit, Elle a rapidement trouvé ses marques, et a réussi à récupérer tant bien que mal la situation préoccupante qu'avait laissé son prédécesseur. Je parlerai plus précisément de Vinciane plus bas, dans le chapitre qui lui est consacré.
Ici, il faut que je parle d'une histoire qui n'est pas connue, car les choses ont été gardées confidentielles jusqu'à aujourd'hui : il s'agit de l'affaire Sulitec. Cette entreprise était basée à Bourgoin-Jallieu (Isère). Fondée en 2002 par un ingénieur de recherche d'une grande entreprise, Claude Nasso (j'ignore toujours de quelle entreprise il s'agissait,, mais j'incline fortement pour Saint-Gobain), . Cet ingénieur spécialiste de l'isolation thermique avait fondé cette startup pour développer, en accord avec son ancien employeur, un procédé d'isolation thermique pour les très hautes températures fondé sur l'utilisation de fibres minérales (fibre de silice) associées par un procédé mécanique comme l'aiguilletage. Ce genre de compromis employeur/salarié était assez courant à cette époque, la grande entreprise ne désirant pas se développer en dehors de son cœur d'activité, mais voulant améliorer celui-ci en permettant l'installation d'une nouvelle entreprise pour développer les résultats de ses recherches. J'ai connu plusieurs exemples de ce type chez RP.
Claude Nasso a donc contacté Philippe pour parler d'une possible activité en commun dans le domaine de l'isolation thermique. Philippe m'en a aussitôt parlé, et nous sommes donc allés visiter Sulitec dans leurs locaux, non loin de Bourgoin-Jallieu. Il est toujours intéressant d'aller visiter aussitôt que possible un futur éventuel partenaire : cela permet de se faire une idée plus précise de ses capacités. Ce principe m'avait été inculqué par mon ancien patron à RP.
Notre visite a été très instructive : Sulitec nous proposait une collaboration qui pouvait aller jusqu'à une fusion de nos deux entreprises, en passant par un échange de parts. L'objectif de Claude Nasso était de développer l'aiguilletage de ses fibres. La filature lui paraissait le partenaire presque idéal parce que connaissant la technique du cardage / aiguilletage. Sulitec avait en effet fait l'acquisition d'une aiguilleteuse, mais n'avait pas la capacité réelle de s'en servir. (Cela a été confirmé par la suite, mais nous l'ignorions à l'époque).
Pierre-Marc et Christophe étaient hostiles à un projet de fusion car il portait sur une activité qu'ils considéraient comme annexe (l'isolation), et que le cœur de l'activité de la filature, c'était le fil de laine. J'étais assez d'accord avec cette vision, bien qu'à cette époque je cherchais désespérément une diversification, quelle qu'elle soit1 , pour l'entreprise. A titre d'information, on peut consulter le résultat de mes cogitations sur l'affaire qui finalement n'a pas abouti, en particulier parce que nos évaluations sur la valeur de notre entreprise divergeaient vraiment trop de celle de Sulitec, mais aussi parce qu'il était très difficile d'obtenir à la fois l'accord de Nasso et celui de mes neveux.
Avec le recul du temps, je pense que nous avons manqué là une occasion unique de prendre le train du futur. Sulitec avait les fibres et le marché. La filature avait la technique et le matériel d'aiguilletage. Nous étions donc faits pour nous entendre.
Sulitec existe toujours (en 2021). Son chiffre d'affaires 2020 a été de plus 2 millions d'euros. A cette époque, Il était question d'une association (encore) avec Pierre André, propriétaire actuel de la filature, pour exploiter la ligne d'aiguilletage.
Finalement, Pierre André et Claude Nasso ont fondé une filiale commune qui est installée à Saint Firmin et qui utilise le matériel de l'atelier "fibre de verre". Les choses se sont donc passées exactement comme elle auraient dû se passer quelques années auparavant. (Cette note à été écrite en 2022).
Malheureusement, le chiffre d'affaires se dégradait inexorablement année après année. (Voir le graphique).
En 2015, Nous avons eu un nouveau contact, cette fois par l'intermédiaire de l'expert comptable. Celui-ci nous a présenté une SARL constituée entre plusieurs personnes du Champsaur qui s'étaient associées pour développer une activité de gravure sur des manches de couteaux et des assiettes. L'objectif était de trouver un site industriel pour réaliser la gravure, le site qu'ils utilisaient ayant été victime d'un incendie. L'affaire paraissait intéressante, la place ne manquait pas à la filature, et Philippe se chargeait de créer un espace dédié isolé du reste des ateliers. La machine de gravure pouvait être achetée en Chine, l'investissement était mineur (quelques dizaines de milliers d'euros). La discussion avec les associés de la SARL qui se passait à l'hôtel Mercure de Grenoble où Philippe avait loué une salle de réunion rassemblait avec nous tous les membres de la SARL, sauf celui qui réalisait effectivement la gravure et chez qui l'incendie avait eu lieu. Nous avons décidé du principe de la création d'une nouvelle société entre les personnes présentes, chacune d'entre elle apportant assez d'argent pour acheter la machine de gravure et lancer les opérations commerciales. Le capital prévu était de l'ordre de 100 000 euros.
Malheureusement, la personne chez qui l'incendie avait eu lieu, et qui avait annoncé qu'il se retirait de la SARL est revenu sur sa position, probablement lorsqu'elle a réalisé que ses partenaires voulait redémarrer les opérations ailleurs et sans lui. Le projet a donc été abandonné de notre côté.
J'ignore aujourd'hui si le projet aurait été intéressant pour la filature. Ce qu'il y a de sûr, c'est que le côté commercial était bien en main du côté de Pierre André qui possédait un certain nombre de magasins en Savoie, dont la ligne de ces produits était déjà bien assurée. Côté filature, il aurait apporté une activité certes saisonnière, mais apparemment régulière et en croissance.
Voyant le chiffre d'affaires stagner ou baisser malgré tous nos efforts, et malgré ma fibre franchement libérale, j'ai décidé d'aller frapper à la porte de la Région, espérant, sans trop y croire, obtenir, comme tout le monde, des subsides étatiques. J'ai préparé un solide dossier, et je suis entré en contact avec la Région à Marseille, en demandant un rendez-vous. Un Monsieur très sympathique est aussitôt venu nous voir, évidemment pour visiter l'entreprise, et se rendre compte par lui-même de la situation. Ma démonstration l'a apparemment convaincu, mais, je m'en suis rendu compte après, je n'avais été, et de loin, pas assez ambitieux : pensez ! J'ai demandé seulement 125 000 euros sur 3 ans, alors que ce Monsieur Roux avait l'habitude d'aligner des dizaines de millions ! La somme que je lui ai demandée lui a certainement parue dérisoire, et il m'a proposé de simplement garantir un emprunt auprès de la Société Générale à 75 % (Il a expliqué qu'il n'avait pas le droit de garantir plus haut, ce qui se conçoit).
Demande a donc été faite auprès de la banque, avec cette garantie de l’État. Mais je ne connaissais pas non plus le modus operandi de la Société Générale dont la filature était cliente seulement depuis 1930 (plus de 80 ans...). Ils m'ont fait signer une garantie personnelle pour 50 % du montant du prêt, ce qui représentait pour eux une couverture de 125 %, puisque 75 % étaient déjà garantis par l’État... C'est ce qu'on appelle en langage vulgaire la ceinture et les bretelles.
En attendant, avec un point mort2 à 450 000 euros/an, l'entreprise avait un résultat négatif depuis plusieurs années, et si la situation ne s'améliorait pas, c'était la fermeture définitive qui s'annonçait.
Géraldine
C'est au printemps 2008 que j'ai présenté Géraldine à Philippe. Il s'agissait de concrétiser nos désirs de développement dans le domaine du fil fantaisie. Un site de vente par Internet existait depuis quelques années, fabriqué sur une commande de Philippe à une entreprise locale, mais ses résultats étaient décevants. Géraldine a pris en mains le développement d'un nouveau site de vente, et grâce à ses dons artistiques et mon aide informatique, le nouveau site fut sur pied en quelques mois. Les ventes connurent alors une bonne croissance instantanée, mais la part des ventes par Internet stagna ensuite, et resta bien en dessous de nos espérances, sans permettre d'enrayer la lente mais inexorable chute du chiffre d'affaires. Je pense aujourd'hui qu'il aurait fallu mettre beaucoup plus d'argent dans ce domaine, car le nombre de réussites nationales et internationales des entreprises qui ont réussi leur mutation Internet est fabuleux. Le retour au "naturel" et au "fait main" est important, et la filature était le genre d'entreprise qui pouvait espérer correspondre exactement aux tendances lourdes des préférences des clients . Il y avait donc probablement un potentiel énorme à exploiter, mais ce potentiel était sans doute au-delà de nos moyens. Il faut dire aussi que Philippe, inconsciemment ou non, freinait des quatre fers toute innovation.
Ici, je vais me permettre une petite digression hors paragraphe, qui consiste à essayer de comprendre les positions des uns et des autres pour tenter expliquer les raisons de l'échec final. Géraldine me le disait souvent : Philippe ne l'écoutait que d'une oreille, et ne faisait pas les modifications qu'elle demandait, trainait plus que de raison pour faire les nouvelles qualités qu'elle avait imaginées, et d'une façon générale ne voulait pas changer d'un centimètre ce qu'il avait toujours fait. Je savais ça, bien sûr, mais je savais aussi qu'il fallait faire avec ce que l'on avait. J'avançais à Géraldine que les choses bougeaient lentement, et que par exemple, la participation aux salons qu'elle organisait (Expofil, L'aiguille en fête, Loisirs créatifs) était une innovation importante qu'il avait acceptée. C'était ce que je disais à Géraldine. Mais ce que je ne disais pas, c'était que je pensais que Philippe était effectivement quelqu'un qui ne sortirait jamais du domaine qu'il connaissait (la filature) et que nous devions attendre sa retraite et l'arrivée d'un nouveau gérant pour espérer s'ouvrir à des pratiques nouvelles nécessaires à notre survie.
Vinciane Allemand
Comme je l'ai dit plus haut, Vinciane a remplacé un commercial peu scrupuleux qui se faisait rembourser les notes de frais occasionnées par son business personnel. Vinciane avait de bonne références, et se mit immédiatement au travail pour récupérer le marché local qui avait à peu près disparu. Elle était honnête, scrupuleuse et travailleuse. En l'espace de deux ou trois ans, elle réussit à récupérer à peu près ce marché. Mais elle n'avait pas réussi à attirer des nouveaux clients importants.
Pendant ce temps, (2013), les divers candidats qui répondaient à notre offre d'emploi pour la succession de Philippe qui devait partir en retraite à la fin de l'année 2013, défilaient à la filature. J'avais demandé à la Chambre de Commerce des Hautes Alpes de me trouver un bon candidat, mais la personne qu'ils me proposèrent avait des ambitions qui allaient bien au-delà de ce qu'on pouvait offrir.
En octobre, Philippe qui était chargé de trouver l'oiseau rare qui devait le remplacer m'a dit qu'il pensait l'avoir enfin trouvé. C'était une femme (il savait que cela me plairait) et elle s'appelait... Vinciane Allemand. Il l'avait interrogée et elle était volontaire pour le poste. Elle prit son nouveau poste en janvier 2014, et elle essaya de marquer l'entreprise de son empreinte : nouveaux horaires (qui l'arrangeaient car elle venait tous les jours de Chorges), Réunion hebdomadaire de tout le personnel le lundi, etc. etc.
Rapidement après le départ de Philippe, un nouveau et inattendu problème survint : la production ne suivait plus. Il y avait de la casse du matériel. La casse est un problème normal sur les machines, certaines pièces sont soumises à des efforts importants et cassent si on ne prévient pas le problème. Par ailleurs, certains gestes sont prohibés. Philippe n'étant plus là, et Vinciane étant dans l'incapacité de prévenir ces gestes, deux gros problèmes risquaient de se poser rapidement : la casse (qui se manifestait) et l'accident de personne.
Seule solution pour Vinciane : faire appel à Philippe, trop heureux de montrer qu'il restait indispensable. Il était d'ailleurs prévu qu'après son départ, et pour une durée très limitée, la filature pourrait faire appel à ses conseils. Pourtant, à cette époque, Vinciane avait sous la main un atout maître. Il s'appelait Guillaume Vuillet.(Voir le paragraphe suivant qui lui est consacré). Mais probablement sur les conseils de Philippe, et certainement sur ceux de l'expert-comptable, Guillaume était cantonné à des tâches subalternes. Ce qui revenait à utiliser une Porsche pour tirer une remorque de foin.
Le nombre de fois où Vinciane fit appel à Philippe reste pour moi un mystère. Une seule chose est sûre : au cours d'une de mes visites à St Firmin, je me suis aperçu que Philippe était dans l'usine, et cela plusieurs mois après son départ à la retraite. J'ai dit, furieux, à Vinciane que c'était la dernière fois que Philippe venait à l'usine, et elle a très bien compris.
Vinciane était une personne censée, travailleuse et précise. Mais je pense, avec le recul du temps, que l'habit de gérante était un peu trop grand pour elle. Elle avait une peur bleue de se faire dominer par Guillaume3 dans le domaine technique auquel elle ne comprenait pas grand chose. Son nouveau job était une chance inespérée pour elle, et elle avait bien l'intention de ne pas le céder. De son coté, d'ailleurs, Guillaume n'avait probablement pas l'intention de le lui prendre. J'avais expressément expliqué à Vinciane que Guillaume devait être comme son bras droit : c'était sa seule solution, mais c'était aussi pour elle une chance car Guillaume, malgré son jeune âge, connaissait parfaitement son métier, et en particulier en savait beaucoup plus que Philippe question filature. De son coté, Philippe avait parfaitement vu le danger que représentait Guillaume pour lui. Vinciane, elle, n'a probablement jamais compris le problème, et n'a jamais compris l'intérêt qu'il y avait pour elle de déléguer.
Notre nouvelle gérante n'avait pas beaucoup de goût. Je n'en ai, moi-même, pas beaucoup non plus, mais je le sais, et par ailleurs j'étais entouré de gens qui en avaient beaucoup et auxquels je laissait complètement les décisions qui en exigeait : d'abord Robert et sa femme Marcelle. Puis, plus tard, Géraldine et Carole qui venait nous donner un sérieux coup de main chaque fois que nous participions à un salon à la Porte de Versailles. Malheureusement, Vinciane, en sa qualité de gérante, voulait imposer sa façon de voir les choses, y compris quand il s'agissait de monter une nouvelle collection de couleur. Mes filles me faisaient volontiers remarquer la chose.
Sur le plan pratique, Vinciane avait certainement beaucoup à apprendre, mais elle le savait, et dans les discussions commerciales où nous participions tous les deux, elle n'ouvrait pas plus la bouche que ce qu'il fallait, ce qui montrait une bonne capacité à apprendre. Malheureusement, le choix des partenaires commerciaux qu'elle faisait n'était pas toujours très judicieux, car son choix était souvent plus guidé par l'opportunité immédiate qui par l'analyse froide des intérêts du partenaire potentiels comparés à ceux de la filature. Elle m'avait, par exemple, forcé la main pour signer, avec un distributeur de Vitrolles un contrat d'exclusivité concernant les produits d'isolation qui n'a jamais abouti à rien, et pour lequel elle n'a, bien sûr, jamais exigé l'application de la clause de sauvegarde (rupture de l'exclusivité) qui devaient s'appliquer en cas de non respect du chiffre de ventes annuelles. La chose est d'autant plus regrettable pour moi, que je lui avais demandé au moment de la rédaction du contrat, si elle se sentait capable d'appliquer la clause de sauvegarde, question à laquelle elle avait répondu par l'affirmative. Mon expérience commerciale par ailleurs m'avais pour ma part appris qu'il ne faut pas écrire dans un contrat, des clauses qu'on n'est pas en mesure de faire respecter.
Nous sommes retournés ensemble à la Région à Marseille, pour essayer d'obtenir un peu plus d'aide. Et cette fois, nous nous sommes vus répondre que la Région n'engagerait plus de fonds autres que pour aider le développement d'activités industrielles "à la mode", comme la fermentation des résidus agricoles pour faire du méthane. Sous-entendu, il n'était pas question d'aider une industrie en perte de vitesse comme une filature perdue au milieux des montagnes du Nord (de la Région). Cette réaction, je l'avais d'abord remarquée par hasard au début des années 1990, dans un avion entre Marseille et Paris. Je m'étais assis sur un siège "couloir" que m'avait indiqué l'hôtesse (à cette époque, il n'y avait pas de siège attribué au départ sur les vols intérieurs). En me retournant vers mon voisin, je me suis aperçu qu'il s'agissait de Jean-Claude Gaudin, alors Président de la Région PACA. Je connaissais on peut dire "bien" le personnage, car nous avions été tous les deux dans le passé, militants du même parti politique dont Alain Madelin était le vice-président, et que nous nous rencontrions assez régulièrement. Lorsque j'ai parlé de la filature à Jean-Claude Gaudin, j'ai compris rapidement qu'il la voyait dans les brumes du Nord de sa région (c'est vrai que St Firmin n'est qu'à 7 kilomètres de la limite nord de la Région, par la Nationale 85), et j'ai compris qu'il était davantage intéressé par ce qui se passait sur les bords de la Méditerranée. Bref, il n'avait pas le moins du monde l'intention de m'aider, malgré nos anciennes relations amicales. Il est quelquefois dur de se rendre compte que les intérêts des politiques ne sont pas forcément les mêmes que ceux des pauvres contribuables...
Vinciane m'a fortement déçu plus tard, alors que j'avais donné mes parts à mes enfants. Les nouveaux propriétaires avaient décidé, pour faire des économies, de se passer des services du conseiller stratégique et fiscal Pierre Biessy qui travaillait pour la filature depuis plus de vingt ans. Celle-ci a exécuté les ordres en envoyant immédiatement un mail à Pierre Biessy pour lui signifier la fin des relations, procédé on ne peut plus cavalier. Je ne sais pas pourquoi, Pierre Biessy a imaginé que j'étais derrière cette opération, (alors que j'en ignorais jusqu'à l'existence). En réaction, il m'a envoyé personnellement une facture de plusieurs milliers d'euros qui reprenait les dernières affaires dont il s'était occupé pour la filature et qui consistaient surtout en prises de contact diverses avec des personnes susceptibles d'apporter une activité nouvelle à la filature. J'ai immédiatement payé la partie de la facture qui pouvait me revenir puisqu'on pouvait considérer que j'en étais le promoteur et renvoyé le reste vers la filature. Puis, j'ai appelé Pierre Biessy pour clarifier la situation. Pierre m'a presque injurié, en m'annonçant que je risquais d'être accusé de "gérance de fait". J'avais pourtant toujours pris grand soin de ne pas faire le travail des gérants... son attitude était certainement provoquée par l'émotion de se faire "jeter" sans sommation. Il traversait peut-être une passe difficile. Je lui ai écrit une longue lettre dans laquelle j'expliquais ma surprise et mon désarroi de me voir accusé de choses que je n'avais pas faites. Mais je n'ai plus jamais entendu parler de lui.
Guillaume Vuillet
L'embauche d'un ingénieur textile était une demande récurrente de Pierre-Marc et de Christophe. Cette demande était justifiée, mais son coût était un frein puissant. Le départ prévu de Philippe fut cependant un élément déterminant. J'ai appelé L'école des ingénieurs textiles de Roubaix, qui a fait pour nous une sélection parmi ses derniers élèves sortis. J'ai ensuite rencontré une première fois Guillaume à Marseille, en compagnie de Géraldine, et l'impression fut bonne. Guillaume sortait le l'ENSAIT de Roubaix, mais, élément très important, avait travaillé en usine en même temps que ses études dans le cadre d'un programme officiel. Il connaissait donc bien le fonctionnement de l'usine en général, ce qui était un avantage déterminant. De plus, Guillaume était un passionné de montagne, ce qui l'attirait fortement à St Firmin. Nous avons donc décidé, Géraldine et moi, de l'embaucher.
L'opinion de Philippe était assez mitigée, mais j'avais prévu qu'il pourrait considérer Guillaume comme un concurrent très sérieux, et je le forçais à accepter le nouveau venu.
Guillaume a trouvé un logement à cent mètres de la filature et il a commencé à travailler comme simple ouvrier, cette situation ayant été préconisée par l'expert comptable, ce qui prouvait d'ailleurs que ce dernier ne comprenait pas très bien l'importance d'un ingénieur au sein d'une usine. Philippe poussa évidemment pour maintenir cette situation, mais en ce qui le concerne, c'était tout à fait compréhensible, car sa propre expertise avait bien des chances d'être mise à mal, même sans qu'il le veuille, par les connaissances de Guillaume.
Quelques années plus tard, les nouveaux propriétaires (voir plus bas) ont demandé à Guillaume de devenir le responsable des fabrications et de la gestion de toute l'usine, et il s'est acquitté de cette tâche avec honneur et efficacité Plus tard, après la mise en liquidation de la SARL, et lorsque le matériel a été repris par Pierre André, il a vaillamment repris la fabrication. Il a toujours été à la hauteur des tâches qu'on lui avait confiées.